Mais après ? Comment continuer à naviguer vers un horizon sans cesse fuyant quand la houle s’apaise ?
La Tuerka
Quelques professeurs de sciences politiques de l’Université complutense de Madrid décidèrent de tenter une réponse à cette éternelle question et pour cela de créer sur Tele K (une minuscule chaine de télévision communautaire du quartier populaire de Vallecas) une "tertulia" autrement dit un lieu d’échanges, de conversations et de débats entre intellectuels, allusion aux fameuses tertulias des "générations de 1898 et de 1927" qui firent les beaux jours des cafés où elles se tenaient, le plus célèbre demeurant le "gran café Gijón" (fréquenté entre autres par F.G. Lorca).
Ce sera La Tuerka (l’Ecrou) qui, précisément, se proposera de discuter de cet après 15-M. En effet, La Tuerka ne se pose nullement comme acte journalistique prétendant à on ne sait quelle objectivité mais comme démarche militante se donnant comme objectif de changer l’ordre des choses dans un monde à la dérive.
Pablo Iglesias
La tertulia qui ne réunissait à ses débuts que quelques universitaires devient très vite un lieu de débats et de référence pour nombre de militants des gauches plus ou moins traditionnelles. Et très vite également émerge la figure (dans tous les sens du terme) de l’un de ces professeurs de sciences politiques : Pablo Iglesias.
Un nom, d’abord : le même que celui du fondateur du PSOE en 1879 et ce n’est pas un hasard s’il fut prénommé Pablo ne cesse de raconter sa mère. Et puis il est jeune, beau, intelligent, bien de son temps avec sa "coleta" (queue de cheval), ses bracelets multicolores ses chemises cintrées et sa grosse moto.
Mais aussi et surtout son aisance face aux caméras et aux contradicteurs, son extraordinaire maîtrise au service d’une belle langue castillane, la fluidité de son débit qui n’est pas celle du tribun vociférant (qui donc ?) mais plutôt celle du pédagogue servie par une érudition remarquable et celle du moraliste dont l’infinie patience et l’exquise délicatesse a le don d’exaspérer nombre de contradicteurs.
Le succès de La Tuerka est tel que très vite toutes les grandes chaînes de télévision s’arrachent Pablo Iglesias pour le confronter aux polémistes les plus cuirassés du pays dans des débats où il fait merveille.
Ainsi racontée, ne dirait-on pas la merveilleuse histoire de l’avènement d’une rock star médiatique ? Pourtant il n’en est rien car cette venue au grand jour et à la lumière des projecteurs est le résultat d’une réflexion collective approfondie.
Antonio Gramsci
La question, en effet, obsessionnelle pour tout militant depuis des siècles, est la suivante : comment "toucher les gens" ? Autrement dit, comment transmettre aux citoyens la vérité que l’on porte ?
La réflexion qui s’élabore alors au sein de ce groupe de professeurs s’appuie, pour ainsi dire naturellement, sur le néo-marxisme de Antonio Gramsci, le fondateur du Parti communiste italien et théoricien de "l’hégémonie culturelle" laquelle se construit, on le sait, à l’aide d’un certain nombre de "dispositifs culturels".
Comment alors ne pas voir que le dispositif culturel dominant de nos jours est (encore)… la télévision. De sorte que contrairement à l’attitude militante refusant la compromission dans la "société du spectacle", il ne peut être question pour ces intellectuels de demeurer dans une activité culturelle alternative, contre-culturelle ou underground, mais au contraire de se saisir des modes de fonctionnement hégémoniques pour les retourner, les reconstruire en dispositifs culturels contre-hégémoniques.
Et c’est ainsi que Pablo Iglesias est partout, sur les chaines de télévision et sur internet, au point que ne suffisant pas à la tâche ses amis Juan Carlos Monedero et Iñigo Errejón s’y mettent aussi et ne cessent de débattre face aux plus farouches défenseurs de l’hégémonie culturelle et du fonctionnement social qui conduisent l’Espagne, l’Europe et le monde au bord de l’abîme.
Felipe Gonzalez
Parmi ceux-là, la vieille gauche espagnole, celle du PSOE, n’est pas la moins virulente. Elle frémit d’horreur à la vue de ces jeunes qui, pourtant ressemblent tant à ce qu’ils étaient eux-mêmes dans les années 1970, militants aux prises avec le franquisme.
Felipe Gonzalez lui-même, l’ancien Président du gouvernement qui géra la "transition" à partir de 1982 éprouve le besoin de cogner sur ces "populistes", ces "démagogues", ces "bolivariens". Lui, Felipe, comme l’appelaient affectueusement les militants quand il prit le pouvoir au PSOE lors du congrès de Suresnes en 1974 et qui, parvenu à la Présidence n’hésitera pas à passer ses premières vacances sur le yacht Azor, celui sur lequel Franco s’adonnait à la pêche au gros, ne voyant à cela aucun mal puisque le bateau était propriété de l’Etat…
Felipe qui finit aujourd’hui sa carrière, millionnaire et repu, en siégeant dans des conseils d’administration où, dit-il, le pauvre, il s’ennuie. Passons.
Donc, le succès de cette démarche "gramscienne" se réalisa au-delà de toute espérance et au point que la nécessité de créer un mouvement s’imposa pour ainsi dire d’elle-même. Ce fut "Podemos" le 17 janvier 2014.
Le cataclysme Podemos
Puis, il fallut donner au mouvement le statut de parti (ce fut fait le 11 mars) de manière à pouvoir participer aux élections européennes du 25 mai.
On le sait, après seulement quatre mois d’existence Podemos obtient un million de suffrages (8%), cinq députés et devient la quatrième force politique du pays (la troisième aujourd’hui).
Il s’agit bien d’un cataclysme comme le reconnait la presse européenne dans son ensemble. D’autant plus que, à peine élus, les cinq députés décident de renoncer aux juteuses indemnités européennes pour ne conserver que l’équivalent du salaire moyen en Espagne et utiliser le supplément de manière militante.
D’autant plus, en outre, que le parti improvisé dans l’urgence entre maintenant dans un processus de structuration par la mise en place d’une "Asamblea ciudadana" (Assemblée citoyenne) dont le fonctionnement se veut aussi transparent et démocratique que le permettent les technologies numériques les plus avancées.
Ambiguïtés
Au terme de ce processus les structures élaborées seront mises en places et les responsables (sans doute révocables) seront désignés. Donc, tout va bien, n’est-ce pas ?
Non ! Certainement pas, car nombre d’ambiguïtés, pour le moins, demeurent.
Voyons : la référence à Gramsci ne devrait pas éviter de poser, comme il le fit lui-même, la question du "consentement des dominés à leur propre domination". Observation du reste fort peu novatrice puisque voici cinq siècles un jeune homme de dix-huit ans, Etienne de La Boétie (1530-1563) la proposa à ses contemporains dans son célèbre "Discours de la servitude volontaire".
Gramsci, cependant, comme intellectuel marxiste et militant tentera de penser la manière de rompre cette hégémonie culturelle en lui opposant une autre culture issue, celle-ci, de la vie même des dominés, des classe exploitées disait-on alors, et, à cette fin, fait émerger la figure de "l’intellectuel organique" qui, contrairement aux adeptes de Lénine ne vient pas de l’extérieur insuffler la "conscience de classe" à la multitude mais, vivant au sein de cette multitude, tente de faciliter l’expression d’une subjectivité collective de libération.
Libération postulée non seulement comme nécessaire mais comme possible d’où, sans doute, le choix de l’affirmation "Podemos" suivie de la forme d’insistance "Claro que podemos !" (bien sûr que nous pouvons).
Est-ce donc bien comme "intellectuels organiques" que Pablo Iglesias et ses "compañeros" développent leur militantisme ? Mais alors, l’histoire est là pour nous le montrer (particulièrement celle de l’Amérique latine si chère au cœur de certains militants de "Podemos"), le risque est grand quelle que soit la bonne intention initiale de basculer très vite dans un redoutable avant-gardisme lénino-maoïste.
Chavez, un exemple ?
A cet égard, l’incessante référence à l’Amérique latine et les rapports établis avec Chavez (Maduro maintenant), Evo Morales (Bolivie), Rafael Correa (Equateur) et le fort sympathique Pepe Mujica (Uruguay) demanderaient à être clarifiés autrement que par des réponses embarrassées aux interpellations d’une droite (PSOE compris) qui ne se prive pas de jouer sur cette corde sensible une complainte qui, heureusement, ne fait pleurer personne.
Il serait temps, me semble-t-il de lever ces ambiguïtés ce qui a peut-être commencé puisque je viens d’entendre Pablo Iglesias fustiger (enfin) l’énorme corruption qui sévit au Venezuela (jusque dans la famille Chavez, ajouterais-je volontiers).
Comme il serait temps de lever ces tergiversations en approfondissant une réflexion sur la question à laquelle se heurte toute organisation, celle du pouvoir et de son exercice.
Car il semble bien que cette préoccupation soit majeure au sein du parti nouvellement créé. En effet le fonctionnement, en ce moment même, de la "Asamblea ciudadana", non seulement permet mais nécessite l’expression et l’activité des "circulos", ces "cercles" de base géographiques ou thématiques préfigurant ainsi une démocratie directe et autogestionnaire soucieuse de se préserver autant que faire se peut des dérives corruptrices inhérentes à tout pouvoir quel qu’en soit le niveau, communal, régional, national, européen…
L’hypothèse libertaire
Apparait alors ici une nouvelle et redoutable ambiguïté que je me hasarderais à qualifier de "castiza" (propre à l’Espagne) et qui me permettra d’en venir au qualificatif "libertaire" que je proposais en incipit.
L’Espagne, en effet est le seul pays (pour des raisons que, à mon sens, nul historien n’a véritablement éclaircies) où le mouvement libertaire s’est développé dans la première moitié du vingtième siècle à l’encontre et au détriment du communisme marxiste.
C’est le seul pays où, dès 1868 les idées, idéaux et pratiques libertaires (je n’utilise pas le terme "anarchiste" tant est grande la confusion introduite par ce vocable) non seulement rivalisent mais supplantent le communisme marxiste.
L’Espagne est le seul pays où (de 1936 à 1937) le mouvement libertaire et sa puissante centrale syndicale, la CNT, est effectivement confronté à l’exercice du pouvoir tant au niveau local et régional (collectivisations en Aragon, autogestion de l’industrie catalane) qu’au niveau national avec la participation de ministres au gouvernement central à partir de novembre 1936.
Et, curieusement, alors que le caractère libertaire de la pratique des Indignés de la Puerta del Sol constitue une référence en actes à l’été libertaire de 1936, ce caractère n’est, à ma connaissance, à aucun moment mentionné par les fondateurs (les Intellectuels organiques ?) de "Podemos".
En revanche, sont convoquées ou pour le moins évoquées les figures du communisme autoritaire jusqu’à celles de staliniens comme Dolores Ibarruri (Pasionara), Santiago Carrillo et jusqu’à Juan Negrín, dernier Premier ministre de la République dont la récente réhabilitation par le PSOE ne met certainement pas un terme aux recherches historiques présentes et à venir quant à son action et à ses relations avec le PCE et l’Union soviétique.
Le pouvoir ne se prend jamais…
La question se pose alors : comment penser, interpréter, cette occultation de la longue tradition libertaire espagnole par des intellectuels, des professeurs de sciences politiques qui, on aime à le croire, n’en ignorent rien ?
Comment interpréter cette occultation alors que surgissent et se développent en ce moment même et simultanément à l’activité de la Asamblea ciudadana, les initiatives "Guanyem Barcelona" et "Ganemos Madrid" qui se proposent, ni plus ni moins, que d’investir et de gérer ces communes lors de prochaines élections municipales auxquelles, semble-t-il, Podemos ne participera pas en tant que parti ?
Comment ne pas reconnaître dans cette démarche "communaliste", cantonaliste, les traces du fédéralisme proudhonien dont l’influence fut (et demeure donc ?) si importante en Espagne ? A cet égard on peut mesurer la dureté de l’affrontement entre autoritaires et libertaires lors du mouvement cantonaliste de 1871 en lisant l’assez ignoble pamphlet de Engels : "Los bakuninistas en acción".
Comment comprendre ce qui semble bien être une occultation de cette histoire ? Ne serait-ce pas une manière d’évacuer l’épineuse question de la nature et de l’exercice du pouvoir.
Question que Tomás Ibañez, lui aussi "catedrático" (prof d’université) comme on dit là-bas et militant anarchiste assumé (car il tient, lui, à ce vocable), creuse livre après livre s’appuyant sur sa propre érudition, sa propre expérience militante et une connaissance méticuleuse de Foucault et que les "compañeros" de Podemos seraient, je crois, bien inspirés de méditer.
Car, en effet, comme dit Tomás Ibañez:
"On ne prend jamais le pouvoir, c’est le pouvoir qui nous prend".
La question, alors, à laquelle il conviendrait de réfléchir est la suivante :
Comment prendre le pouvoir sans être pris par le pouvoir ?
http://blogs.mediapart.fr/blog/nestor-romero/091014/podemos-o-no