Libres d'obéir de Johann Chapoutot

Product 9782072789243 195x320

 

 

Libres d'obéir le management du nazisme à aujourd'hui de Johann Chapoutot

 

L'auteur présente les racines du management moderne invasif de l'entreprise privée à l'administration, version new management public, si bien décrypté dans le livre d'Evelyne Bechtold-Rognon .Pourquoi joindre l'inutile au désagréable ? En finir avec le nouveau management public.

Il s'appuie sur la vie et les travaux de quelques grands nazis et notamment de" Reinhard Höhn, juriste, brillant fonctionnaire de la SS, [Oberführer à la fin de la guerre], il a nourri la réflexion nazie sur l'adaptation des institutions du Grand Reich à venir: quelles structures? Quelles réformes? Revenu à la vie civile, il crée en 1956 à Bad Harzburg un institut de formation au management qui accueille au fil des décennies l'élite économique et patronale de la République Fédérale: 600 000 cadres issus des principales sociétés allemandes, plus 100 000 inscrits en formation à distance, qui ont appris la gestion des hommes": die Menschenführung.

 

Le point de départ serait la défaite prussienne de 1806 et la nouvelle stratégie de Sharnhorst qui aurait permis les victoires (prussiennes) de Leipzig à Waterloo.

Il rejette l'abstraction qui génère la règle, la règle qui signifie la mort, la pétrification de la pensée... et de la stratégie militaire héritée de FrédéricII. La défaite du IIIe Reich est attribuée à l'art militaire nazi, resté trop mécaniste, trop abstrait, trop autoritaire, malgré les conseils des juristes.

Il exalte le concret, qui permet de s'adapter aux réalités du terrain, de retrouver le goût de l'énergie et de l'innovation. Les Français ont inventé pendant la Révolution "un nouvel art de la guerre, fondé sur la motivation personelle et l'implication de chacun, ainsi que sur une surprenante souplesse d'exécution, gage d'agilité tactique et de succès". Höhn précise : "Dans la levée en masse, c'est bien le peuple (das Volk) tout entier qui est mobilisé" et chaque membre de ce peuple "combat pour des "idéaux politiques" très concrets.

Mais ce qui intéresse R. Höhn comme Scharnhorst, c'est moins le soldat citoyen de la Révolution que la mobilité des soldats et le corps des officiers et sous-officiers, c'est-à-dire des cadres qui doivent apprendre à penser (denken), ou plutôt à réfléchir. Il s'agit moins de penser les fins que de réfléchir aux moyens d'atteindre les objectifs définis par le haut commandement.

 

Pour Rheinhard Höhn, l'Etat n'est qu'un appareil au service du pouvoir. A l'heure de la révolution nationale, il convient d'utiliser cet Etat, appareil de services et de fonctionnaires au service de la communauté du peuple (das Volk) "l'Etat n'est plus l'entité politique suprême...Il est plutôt limité à la réalisation de missions qui lui sont attribuées par le pouvoir(Führung) au service de la communauté du peuple"RH

Les nazis sont tributaires du darwinisme social, du racisme et de l'eugénisme, 3 mouvements culturels et idéologiques de la seconde moitié du XIXe siècle.

Du darwinisme social, nait l'idée que l'Etat entrave la logique et la dynamique de la nature: les lois sociales protègent les plus faibles, "l'Etat assure la survie de ceux qui ne sont pas viables, alors que les familles allemandes, saines et laborieuses vivaient dans la misère et les taudis"."Néfaste et funeste, l'Etat l'est d'autant plus qu'il semble prendre un malin plaisir à entraver et étouffer les "forces vives" par une réglementation tâtillonne par tous les ronds de cuir sans imagination et tous les eunuques serviles qui peuplent la fonction publique...la thrombose est inévitable si un tournant salutaire n'est pas pris. Les multiples appels à la "simplification" des règles et des normes, les incessantes condamnations de tout esprit bureaucratique", la stigmatisattion violente des fonctionnaires et des juges qui ont encore le mauvais esprit d'appliquer la loi – tout cela procède de l'héritage social-darwiniste et participe d'un idéal de libération de la germanité, encore trop entravée par des lois rédigées et promulguées par des Juifs".

Ce qui est primordial, c'est l'esprit communautaire, revenu en force avec la révolution nationale de 1933... Cet esprit communautaire participe pleinement via la décision du Führer, qui exprime sa volonté à la souveraineté populaire: partout "où l'on part de la communauté du peuple, on ne gouverne plus, on guide", sous-entendu un peuple libre.

Dans le domaine économique, le chef vieillissant des entreprises Clausen a transmis ses ateliers à un autre ouvrier et non à un autre membre de sa famille, sans mérite. Chez Clausen on es geführt, donc libre, car on sert l'intérêt de la communauté productive (die Betriebgemeinschaft), qui elle-même sert ceux de la communauté du peuple.

C''est l'archétype de ce que sous le IIIe Reich on appelle la communauté des chefs et des ouvriers au sein de l'entreprise. Ce que la communauté du peuple, sans classes ni lutte de classes est dans le domaine politique... au sein de l'entreprise, il n'existe que des frères de race (Volkgenossen) et non plus des ennemis de classe. Tous, chefs et subordonnés travaillent librement et joyeusement au bien commun, celui de la communauté du peuple, de la race germanique et du Reich.

L'historien Dieter Rebentisch, dès les années 1980, soulignait que le 3e Reich renonçait peu à peu à l'"administration" (Verwaltung), par trop romaine et française, pour entrer résolument dans un âge managérial, de la Menschenführung, fluide et proactive....Höhn n'en démordra jamais, même après la fin du règne nazi. Le mal, c'est l'Etat qui, depuis Louis XIV en France et le roi-sergent (Frédéric Guillaume) en Prusse, a asservi la belle vie germanique... Après 1945 et pendant sa très longe vie de juriste et de haut fonctionnaire SS reconverti dans le management, il ne cesse de le répéter, à ceci près que la" communauté du peuple" n'étant plus à l'ordre du jour après la capitulation sans condition du Reich, c'est l'entreprise, et sa communauté de collaborateurs, qui devient le seul lieu de la liberté, de la créativité et de l'épanouissement...

Pour les nazis, l'homme germanique est l'homme de la communauté et du travail. Il est soucieux de produire des objets (armes, nutriments...) et des enfants pour rendre à la communauté du peuple ce qu'elle lui a donné (soins au nourrisson, éducation...)et le rendre au centuple en étant performant. Au besoin, cette performance doit être renforcée par la chimie, oeuvre du génie germanique : cf la consommation massive de métamphétamines presrites aux ouvriers et aux soldats pour améliorer leurs performances.

Cette vision de l'individu, utilitariste et réifiante transforme chacun en chose (res) qui doit être utile pour avoir le droit de vivre et d'exister. L'individu germanique devient un outil et un facteur de production, de croissance, de prospérité.

Le racisme nazi est eugéniste: les "êtres non performants", non productifs, "non rentables" sont indignes de vivre, "simples enveloppes corporelles humanoïdes vides" à exclure du patrimoine génétique allemand.

Dès 1933 et plus 1936, l'économie allemande est mise en ordre de bataille pour la préparation d'une guerre prévue au plus tôt en 1940. Ce qui est exigé des travailleurs allemands est considérable et exige des contreparties: il faut prévenir la famine et l'épuisement au travail. L'esclavage, c'est les autres: en URSS. Ce ne sera pas suffisant, les chefs nazis savent qu'il faut donner des "satisfactions concrètes" aux travailleurs du Reich, "acheter les Allemands" – expression de l'historien Götz Aly-d'où une politique sociale et fiscale avantageuse pour des sujets "germaniques"financée par les spoliations des ennemis politiques du régime, les Juifs... Il faut plus qu'une alliance de la matraque et du microphone pour impliquer puis motiver une population à travailler, puis à combattre et à tuer.

Dans le domaine économique, il est nécessaire de créer un management qui gratifie et promette: la promotion est aubout de l'effort, le travail sera récompensé par la multiplication des contremaîtres et petits chefs et ce qui assure l'avancement, c'est le mérite. Ce n'est pas sans ressemblance avec la politique de Ford qui compense l'inhumaine aliénation par la perspective de promotion et l'accès à la propriété d'une voiture. Les nazis veulent aussi administrer aux travailleurs allemands un baume qui adoucit l'effort et leur procure de la joie à travailler : le loisir qui n'a de sens dans l'Allemagne nazie que référée au travail. Il n'existe que pour délasser, reposer, réarmer l'individu producteur en en régénérant sa force de travail: le Front Allemand du Travail a remplacé toutes les organisations syndicalesle 2 mai 1933. Le syndicat unique, organisation corporatiste met fin à la lutte de classes. Sa division chargée des loisirs La force par la joie (Kraft durch Freude)doit rendre le travail beau et heureux. Concerts de musique classique dans les ateliers...l'heure n'est pas aux baby-foot, ni aux cours de yoga dans l'entreprise , mais le principe et l'esprit sont les mêmes.De 1933 à 1939, 200 millions de Reichsmarks (près d'1 milliard € actuels)ont été dépensés en fonds publics pour améliorer l'éclairage, la ventilation, la nutrition des travailleurs, créer des cantines, des salles de convivialité des bibliothèques d'entreprises, des concours de sport et de jeux. L'organisation KdF offre aussi des randonnées, des croisières maritimes, des séjours dans des centres de vacances comme le site de Prora à Rügen (hôtel de 6 km et 20 000 lits), excursions, sorties au théâtre... Le tout réservé aux membres de la "communauté du peuple"et non aux 15 millions de "travailleurs étrangers" présents dans le Reich en 1945. Considérés biologiquement comme des sous-hommes, traités en ressource subhumaine ou infrahumaine, sans management et sans ménagement. Seule la contrainte, doublée d'une répression féroce prévaut pour les étrangers à la "communauté".

Au lendemain de la guerre, Höhn ne fuit pas, il change de nom pendant 5 ans pendant lesquels il sera "naturopathe" et pour ses activités nazies n'écopera en 1958 que d'une amende de 12 000 DM soit l'équivalent de 1 500 €. Les réseaux actifs et puissants d'anciens nazis dans l'administration, l'Université, la justice et l'économie lui permettent de retrouver ses activités. Les gestionnaires du Grand Reich sont plébiscités dans le privé en raison de leur excellente formation et des services rendus quand ils permettaient au privé de réaliser d'excellentes affaires, grâce au réarmement et à la fructueuse coopération entre industrie allemande et empire concentrationnaire SS. On assiste après la fondation de la RFA, à une pénétration nationale-socialiste de la République fédérale, au plus grand profit d'anciens criminels...qui deviennent avocats d'affaires, membres de conseils d'administration ou enseignants comme Höhn. En 1953, il est directeurde la Société allemande d'économie politique (Deutsche Volkswirtschaftliche Gesellschaft- DVG), une association et un think tank industriel, qui vise, dans un contexte de haute croissance, à favoriser les méthodes de management les plus efficaces. "Pour développer et enseigner les formes de gestion des ressources humaines les plus adaptées à notre temps", la DVG décide de créer une école de cadres de commerce pour les cadres de l'économie. Dasn le contexte du plan Marshall, de l'atlantisme, des missions de productivité aux E.U., il s'agit de former des managers à l'américaine, des leaders polyvalents selon le modèle de la Harward Business School, en Allemagne comme en France avec l'INSEAD en 1957. L'école allemande est inaugurée en 1956 sur le campus de Bad Harzburg; elle sera dirigée par celui qui était 11 ans auparavant le "SS-Oberführer Professor Dr Reinhard Höhn", plusieurs de ses collègues sont d'anciens nazis au passé parfois très lourd.

 

Dans l'entreprise, la grande force de R.Höhn fut de proposer un modèle de management adapté à la nouvelle culture démocratique: " le management par délégation de responsabilité, dite de Bad Harzburg, où les continuités avec la période nazie sont bien présentes.Le management concerne aussi le développement personnel cf sa "Technique du travail mental: dominer la routine, augmenter sa créativité"réédité en 1985. le manager est aussi manager de soi. Le coaching est présent à l'Akademie der Führungskräfte: die Menschenführung suppose die Lebensführung. Pour gérer sa vie et mieux vivre son "stress" et sa charge de travail, on est invité à suivre les séminaires du Pr Karl Kötschau, médecin qui propose des modules de diététique, de délassement, de maintien et de sport. Nazi, partisan de la "révolution nazie de la médecine, il était un eugéniste convaincu, opposé aux assurances sociales et prophète de l'homme allemand régénéré par la médecine nouvelle, débarrassée de son humanisme mièvre et dépassé...

Après la guerre,le temps de l'absolutisme ou de la dictature sont révolus. Dans l'âge des masses démocratiques, chacun veut être considéré pour ce qu'il est, non un "subordonné" mais un "collaborateur, une personne qui pense et agit de manière autonome". La lutte de classes doit être évacuée de la société économique et de la société politique. Le grand dessein de la communauté nazie balayé par la défaite de 1945, il reste possible de cultiver l'harmonie communautaire entre direction "Führung" et personnel "Gefolgschaft" au sein de cette "communauté de production et de performance" qu'est l'entreprise.

"Ce que la Betriebgemeinschaft – communauté des ouvriers et des chefs dans l'entreprise – avait été sous le IIIe Reich, l'entreprise de Höhn – la communauté des managers et de leurs collaborateurs libres – le perpétuait dans l'univers démocratique de la RFA et de son "économie sociale de marché", ordolibérale et participative, où, depuis une loi votée par les socio-démocrates et les chrétiens- sociaux en 1951, la cogestion et la codécision -Mitbestimmung – sont censées régner.

A l'échelle de l'économie dans son ensemble, la cogestion doit éviter toute opposition entre patrons et ouvriers, prévenir la lutte des classes et étouffer dans l'oeuf toute vélléité de contestation. A l'échelle de l'entreprise, l'autonomie des collaborateurs libres et joyeux doit conjurer les divisions de la société (riches/pauvres, droite/gauche, ouvrier/patron) et assurer l'unité de volonté, d'affect et d'action de la communauté productive."

"Grâce à Ludwig Erhard, le ministre qui pensait la collaboration des classes au niveau du pays et à R. Höhn, qui la dessinait au niveau de l'entreprise, le présent de l'Allemagne était tout de liberté formelle, d'efficience productive et de haute croissance, un phare du monde libre, face à la RDA. Mais cette liberté est une injonction contradictoire: on est libre d'obéir , libre de réaliser les objectifs décidés par la direction et le fonctionnement de l'organisation qui s'affiche non autoritaire est hiérarchique, entre le chef et l'exécutant. Le chef ordonne, observe, contrôle et évalue (en se déchargeant d 'une part de ses responsabilités). L'exécutant est recruté sur une "fiche de poste" qui précise ses devoirs, sa mission et ses compétences. "Entre le chef et l'exécutant existe alors une relation de collaboration"!Puis ce modèle est appliqué à l'administration qui calque son fonctionnement sur le privé donnant la Nouvelle gestion publique, quasi religion d'Etat dans les pays occidentaux. Enfin, Bad Harzburg accueille les officiers et sous-officiers de la Bundeswehr.

Mais l'étoile du maître pâlit lorsque, en 1971, son passé de nazi, depuis longtemps connu est médiatisé..

De nouvelles méthodes de management venues de Suisse et des EU concurrencent le modèle d e délégation de responsabilité : "le management par objectifs",version allégée, plus souple, plus libérale des intuitions de Höhn.
Les déboires de la méthode sont dus à la personne de Höhn, à son passé mais non à une quelconque incompatibilité entre une culture économique et une culture politique. La question qui se pose est: "comment une société politique libérale...peut-elle tolérer, dans le domaine économique, des pratiques si manifestement antagoniques à ses principes les plus fondamentaaux? Le "management par la terreur" et l'aliénation quasi absolue d'individus réduits à un simple "facteur travail", à une pure "ressource humaine" ou autre capital productif" ont été acclimatés dans nos sociétés au motif, ou au prétexte de la mondialisation et de sa réalité concurrentielle*.

La méthode Höhn sert encore: Aldi, France Télécomm.

 

Pris dans l'épilogue:" R H garda du nazisme cette idée que dans la lutte pour la vie comme dans la guerrre économique, il faut être performant et encourager la performance. Darwiniste social impénitent, il fut à son aise dans le monde du miracle économique des années 50-70: haute croissance, productivité, compétition étaient des notions que les nazis avaient portées à leur point d'incandescence dans leur course à la production et à la domination. Etre rentable/performant/ productif et s'affirmer dans un univers concurrentiel pour triompher dans le combat pour la vie: ces vocables typiques furent les siens après 1945, comme ils sont trop souvent les nôtres aujourd'hui. Les nazis ne les ont pas inventés – ils sont hérités du darwinisme social, militaire, économique et eugéniste de l'Occident des années 1850-1930- mais ils les ont incarnés et illustrés d'une manière qui devrait nous conduire à réflechir sur ce que nous sommes, pensons et faisons.

Devons-nous, machines parmi les machines, durcir nos corps comme l'acier dans des usines à sport? Devons-nous lutter et être des battants? Devons nous "gérer" notre vie, nos amours et nos émotions et être performants dans la guerre économique?Ces idées-là entraînent la réificationde soi, des autres et du monde – la transformation généralisée de toute existence, de tout être en 'objets" et en "facteurs" (de production) , jusqu'à l'épuisement et la dévastation..." des hommes et de la nature.

La déconnexion à l'égard de la nature et de la réalité des productions... ne laisse à nos contemporains que l'abstraction de la structure et des problèmes qu'elle crée. La production traditionnelle, de l'agriculteur et de l'artisan se heurtait aux difficultés concrètes et réelles de la terre et de la matière. A l'âge du tertiaire et du virtuel galopant, l'organisation du travail semble être devenue la seule réalité: décrocher un job, être évalué, évaluer les autres est souvent devenu le seul horizon d'une "carrière" autoréférentielle, qui n'a plus d'autre fin qu'elle-même, quand elle n'est pas tout simplement perçue comme inutile et qu'il faut bien exercer pour payer ses factures. Le management hypostasié est devenu la loi et les prophètes.
On peut considérer que le problème réside dans le lien de subordination inhérent au contrat de travail et que la réponse est le refus d'obéissance, refus de ce monde pétri de gestion, de lutte et de management par quelques décennies d'économie hautement productiviste et de divertissements bien orientés (maillon faible, jeux concurrentiels de téléréalité)...

20 novembre 2020 notes de lecture de Danièle  Mauduit.

Libres d'obéir le management du nazisme à aujourd'hui de Johann Chapoutot Collection NRF Essais, Gallimard 09-2020 16 €

 

 

Ajouter un commentaire

Anti-spam